Tu fais pas semblant
Il est 10h43. J’écris de chez lui. Dans le 5ème arrondissement de Marseille. Ville dans laquelle j’habite depuis le 7 février dernier.
J’attends que chauffe le café dans sa cafetière italienne (je savais à sa tête que cet homme ne pouvait avoir qu’une cafetière italienne). Son chat guette une proie connue de lui seul quelque part sous le frigo. Enfin sa chatte. Une petite femelle écaille de tortue qu’il a adopté pour sa fille de 4 ans.
Son canapé est bleu pétrole. Ses murs décorés avec goût, dont une reproduction d’un oriental de Matisse. Ça m’a plus ça, tout de suite. Il y a au dessus de son bureau une orchidée bien vivante. (La chatte est maintenant juste derrière l’ordinateur sur lequel j’écris.) La fenêtre est ouverte. Mais il fait trop froid aujourd’hui à Marseille pour profiter de sa terrasse. Sur la terrasse, un olivier. Derrière la porte d’un placard, une cave avec de très bons vins. Qu’il ouvre avant tout pour moi, quand je viens dîner. Trois fois depuis qu’on s’est rencontré. Lui, il ne boit pas d’alcool en ce moment. Il essaye du moins. Sur les belles étagères au dessus du canapé, quelques livres : Introduction à la psychanalyse, L’Arabe du futur Tome 1 (les autres tomes il les a prêtés et personne ne lui a rendu, comme toujours avec l'Arabe du futur)
Sur les étagères, encore, un portrait de sa fille bébé dans un cadre orné de coquillages. Un Coran posé à plat. Quelques bougies, des fleurs séchées. Une photo de lui en noir et blanc sur laquelle il est le sosie de Romain Duris. Sur son frigo, sa princesse à tous les âges et un éphéméride pour suivre le Ramadan. Cette année il aimerait en profiter pour arrêter de fumer.
Dans sa salle de bain, posé sur le lavabo, des brosses à dents d’enfant. Une huile de jojoba pour ses cheveux bouclés.
Dans sa chambre, les volets fermés et le lit refait par mes soins. Dans ses draps, mon parfum que j’ai distillé pour qu’il pense à moi quand il se couchera.
Il est parti travailler tôt ce matin. Sur un chantier. C’est son entreprise à lui. C’est ce qu’il fait de ses mains : des maisons, des rénovations.
Il est arrivé à Marseille en 2013. Avant ça, l’Italie un peu. Avant ça, la Tunisie. La campagne de Kairouan où il gardait des moutons. Puis Sousse. Entre les deux, un bateau clandestin, parti de la plage de Sousse. Un soir de beuverie, il a simplement demandé s’il y avait de la place pour lui. Et il est monté. Trois jours et trois nuits en Méditerranée. Des hommes armés poussés par dessus bord. Une tempête. La terreur. "à ce stade vivre ou mourir c’était pareil". Le lâcher-prise. Le sommeil et l’épuisement. Et au réveil une mer d’huile. Et l’arrivée en Italie dans le plus grand des calmes.
La semaine dernière, je me réveillais chez lui pour la première fois. Son sourire. Ses rides avant l’heure. Mes mains dans ses boucles noires. Ses lèvres collées aux miennes. "T’aimes baiser toi." Je lui ai demandé s’il s’agissait d’une question. Il m’a dit que non, que c’était une remarque. "T’aime baiser. Tu fais pas semblant."
Depuis, je suis revenue dîner. Il me cuisine à chaque fois des plats tunisiens délicieux. Depuis, il m’a emmené en randonné dans les calanques. On s’est posé sur une montagne, à écouter le vent.
Il a 40 ans. Il va fêter ses 41 ans le 5 avril prochain. Il est né le même jour que ma mère. Je crois qu’il m’aime bien. Je crois que je lui plais vraiment. Il me fait très bien l’amour. Et je sais qu’avec lui, ça peut être divin. J’ai le coeur déchiré. Tiraillé. Je meurs de culpabilité en pensant à Papillon. Avec qui l’on s’est dit qu’on ne se séparait pas vraiment. Qu’on attendait simplement d’aller mieux. De guérir, surtout lui, chacun de notre côté. Mais moi c’est dans les bras d’un autre que je guéris.
Un autre qui n’est pas dans mes habitudes. Un homme absolument inattendu. Un homme dont je me dis qu’il faut que j’arrête de le voir mais qui m’émerveille à chaque rencontre. Un homme qui a une cafetière italienne, un grand appartement, une table basse magnifique faite par ses mains, un Coran, une fille de 4 ans. Un homme qui avant tout ça a traversé la Méditerranée sur un petit bateau.
Et je me demande bien ce qu’il peut me trouver, avec mon visage de gamine, d’enfant gâtée.
Je le kiffe beaucoup trop et ça me terrifie.
Sur sa table basse, un mot que j’ai laissé: Ça va me manquer ces prochains jours de sentir tes mains sur mes fesses (fesses, écris en arabe tunisien, je me suis concentrée et appliquée, car il m’a appris ce mot ce matin).