Luz y Sombra

Le sang(-papier)

Pas d’alcool. Plus de café. L’ennui.
C’est le dernier jour de février. Tant mieux. Je n’affectionne pas particulièrement ce mois. Je le trouve trop court. J’aime les mois longs. Ceux où il y a beaucoup de jours. Qui donnent l’impression que la vie est longue. Février me rappelle trop, par sa fugacité, que la vie n’est pas longue en fin de compte.

Hier, Fany est passé à la maison. On a parlé d’Alejandro. C’est triste et morne, cette idée que c’est surement fini. Ces journées à l’hôtel, finies. Cet érotisme enivrant, fini. Ces rencontres attendues impatiemment et ce sexe éblouissant, finis. Ce plaisir immense, fini.
(J’écoute Billie Eilish, parce-que lui l’aime bien. Je n’aime pas particulièrement, ça m’ennuie. Je suis pathétique.)

Lors de notre dernier rendez-vous érotique, le 15 février, il a tout gâché. Ce qu’il m’a demandé a tout gâché. En une question, il a déchiré cette précieuse toile de sensualité qu’on avait tissé, dans laquelle on s’enroulait voluptueusement une fois par semaine.
-"Est ce que tu pourrais te marier avec moi pour que j’ai les papiers ?"

Samedi 30 janvier
J’ai mes règles. Je les ai eu le jour de la Pleine Lune. Une sorcière.
J’ai rendez-vous avec A. dans un hôtel de Bercy. Un bel hôtel d’ailleurs; chambre immense, lit immense et confortable, draps blancs, canapé noir. Je l’ai prévenu que j’avais mes règles. Mais peu importe, on se déshabille quand même, dans l’intention de se dévorer quand même. Cette impression de transgresser quelque-chose; un interdit, le tabou ultime. J’impose mon sang menstruel à un (très jeune) homme. Je ne me sens absolument pas gênée. Il m’annonce que simplement il ne me lèchera pas. Ca me dérange un peu. J’aime les hommes qui aiment le sang. Qui n’ont pas peur d’une chatte ensanglantée. Mais : Je dis que je comprends. Je ne veux pas lui faire peur.
La pénétration est encore meilleure dans l’onctuosité du sang. C’est ce jour là qu’il commence vraiment à prendre du plaisir, qu’il découvre ce que c’est de faire l’amour. Ca m’excite tellement, son visage tout étonné de ce qu’il ressent, déformé par le plaisir. Ses sourcils qui se froncent, de cette manière là, l’unique manière reconnaissable du plaisir sexuel. C’est ce jour là, aussi, qu’il jouit pour la première fois en moi. Qu’il jouit pour la première fois en quelqu’un d’ailleurs. C’est ce qu’il me dit.
Moi, je ne suis pas rassasiée, alors il se penche vers moi. Je suis confortablement allongée dans les draps blancs, maculés de sang, et il se penche vers moi et plonge ses doigts en moi, trois, quatre, toute sa main. Je n’en peux plus de gémir, de sentir ses doigts qui glissent, dans le mélange de sang et de cyprine qui ne s’arrête plus de couler de moi. Après quelques minutes à savourer sa main, c’est son sexe que je sens. Il me pénètre à nouveau. "Tu m’as trop excité", il me dit. Il ajoute que je le rends amoureux, "me enamoras!". Je ne réponds rien. Je ne peux rien répondre à ça. Même si ça me plaît, même si c’est exactement ce que je veux entendre.
Tout ce sang répandu sur les draps blancs, toutes ces taches. Je me sens étrangement puissante; capable de perdre autant de sang et de resplendir dans le même temps d’une telle énergie.
Ces taches de sang, de mon sang, éparses sur ces draps blancs m’évoquent aussi Giono. Un instant je pense à Un roi sans divertissement. Les draps blancs se transforment en neige, mon sang menstruel devient celui d’une blessure, ou d’une oie ? Je ne sais plus. Un roi sans divertissement est un homme plein de misère.
Et une femme sans amant ?
Je lui murmure "eres mi carino sabes ?" (Désolée sur mon clavier il n’y a pas le tilde pour mettre l’accent sur le n. On prononce carinyo.) Il me réponds qu’il est à moi, tout à moi. "Soy tuyo, soy todo tuyo." Et je gémis "répète le moi, dis le moi encore..." Du plaisir à perdre la tête. A l’instant où il me dit qu’il est à moi, j’oublie Giono et son triste roi plein d’ennui. Je perds la tête. J’ai l’impression de vivre une scène d’amour fou. L’amour fou, celui où Nadja, détrônée, n’a plus sa place. Je me laisse envahir par l’ivresse démesurée de l’instant. Son corps, le mien, ses cheveux dans mes yeux, sa sueur sur mes lèvres et ce mouvement mécanique de va et vient banal. Cet aller-retour lancinant, sans fantaisie, sans autre possibilité que lui-même; trajet rectiligne immémorial, genèse de toute vie, bon à crier, bon à hurler.

Avant de quitter la chambre, on prends une douche. Je lave ses cheveux. Il y a du sang même dans la salle de bain. Moi ça me fait rire. Une scène de crime dans cette chambre. Un rituel sacrificiel.

Un roi sans divertissement est un homme plein de misère. Et une femme sans amant ? Maintenant que les choses son différentes ? Maintenant qu’il a tout gâché avec sa demande absurde du 15 février. Maintenant que je lui ai dit non, dimanche dernier, durant cette épopée ridicule en banlieue parisienne pendant laquelle je l’ai aidé à essayer de récupérer ses papiers volés. Journée stressante et sans aucune beauté où il m’est apparu comme un petit garçon dépendant, comme un boulet. (Journée qui ne vaut pas la peine d’être racontée d’ailleurs, mieux vaut l’oublier.)
En résumé : Il est en situation irrégulière, il a cru que je pourrai arranger les choses en l’épousant en blanc. Mais bien évidemment je ne peux pas...
Je n’en reviens pas comme il a tout gâché.
Et depuis, il m’ignore, très probablement car je ne suis pas la sauveuse qu’il imaginait. J’ai bien vu sa déception quand je lui ai dis non. Malgré toute mon empathie, ma tendresse, malgré mes raisons sensées et légitimes, lui il a vu le non.

Et je suis déçue, extrêmement frustrée de perdre tout ça.
Il pouvait pas fermer sa gueule sérieux ?