Luz y Sombra

La mère

Quand j’avais 15 ans, ma mère me tannait pour que je lise La mère, de Pearl Buck. Bien entendu, il en était hors de question. Tout ce que me suggérait ma mère, je le rejetais avec la méticulosité d’un horloger. Dans un effort méthodique, constant et je dois dire efficace pour m’affranchir et m’affirmer. Elle m’avait même conseillé d’en parler à ma professeure de français, Madame J. que j’idolâtrais et qui me rendais assez bien l’admiration que je lui portais. (J’étais sa meilleure élève). Pensant que si la suggestion venait d’elle, j’accepterai alors de me lancer dans la lecture de La mère, ma mère s’était montré plutôt maligne. Mais rien à faire, il était hors de question que je lise ce livre, dans cette édition vieillotte qui ne m’attirait guère.

(Je vous épargne mes jérémiades, mais écrire avec des attelles, avec en plus ce risque que, de ma maladresse je n’efface tout, c’est vraiment fatigant.)

Et puis, 15 ans plus tard, alors que j’avais 30 ans, j’ai avorté. 15 ans après l’épisode de La mère.
C’est peut-être parce-que la date anniversaire de mon avortement se rapproche doucement que j’y pense.
(J’ai avorté le 20 mars 2017. L’équinoxe de printemps. La renaissance.)
Durant ma courte grossesse, tandis que j’ignorais encore être enceinte, j’ai eu un rejet total de la lecture. Un véritable dégoût. Tandis que certaines se mettent à détester les radis, la moutarde ou encore les cornichons, moi c’était la lecture. Ca me donnait la nausée. Quel calvaire; être soudain incapable de lire sans en comprendre la raison.
Quelques jours après mon avortement, j’ai essayé de lire à nouveau, la peur au ventre. La peur de ne plus, jamais, y arriver. La peur d’avoir perdu ça pour toujours. Plutôt mourir ! Dans ma bibliothèque, j’ai choisi La douleur, de Marguerite Duras. Ca n’a pas fonctionné. Je me suis alors rappelé cette vieille édition de La mère de Pearl Buck, que je n’avais jamais lu. Il y a 4 ans, nous étions 8 ans après la mort de ma mère. Et : je n’avais encore jamais lu ce livre que je traînais pourtant depuis toute ces années dans ma bibliothèque.

Il attendait ce moment là, patient, immobile, dans l’amour infini et bienveillant que ma mère, en me le transmettant, lui avait insufflé.

Alors, avec précaution, avec appréhension, j’ai ouvert le livre. J’ai ouvert La mère. Et avec quelle puissance je suis retombé dans l’amour de la lecture ! J’ai dévoré La mère, emportée par la passion, par l’intensité de cette histoire d’amour maternel terrassant et désespéré.

Après ça, j’ai pu relire comme si rien ne s’était jamais passé. Comme si ce dégoût immonde aux relents de malédiction, cette répulsion à l’allure immuable, n’avaient existé que dans un mauvais rêve, parti en fumée avant même le réveil.
(Le soulagement de ma vie!)

Et ce n’est que bien plus tard, des mois je crois, que j’ai saisi la singulière coïncidence des évènements. L’étrange concomitance entre mon avortement et ce premier livre que j’ai lu juste après, La mère.
Je renonçais à être mère et j’en dévorais une de papier, toute entière avec elle. Toute entière plongée dans sa maternité à elle tandis que j’avais renoncé à la mienne.
Et j’ai pensé :"Tu avais raison maman, ce livre est merveilleux, indispensable." 15 ans plus tard, j’ai remercié ma mère pour son conseil précieux. Précieux au delà de ce qu’elle n’aurait jamais pu imaginer. Car il est le livre qui m’a sauvé. Sauvé de mon chagrin, sauvé de la dépression qui me guettait, de la panique qui montait à l’idée d’être incapable de relire un jour, comme si c’était là ma punition divine pour avoir voulu jouer à Dieu.
D’une mère à une autre. De ma mère à moi, de La mère à moi. D’une mère immortelle à une mère inachevée. D’une mère éternelle à une mère avortée.
La mère m’a fait renaître.

Sinon, que je vous dise encore, comme les vagues qui reviennent, intarissables : je crois qu’avec A. c’est mort… Le désir ça se nourrit, ça s’alimente, même quand on ne se voit pas. Sinon à quoi bon ?
Je pense à ce que lui, il perds. S’il me perds, sa perte est plus grande que la mienne.
J’attends de voir. Mais tout me paraît très fangeux là.