Le corbeau et le retard
"Assises sur un banc dans le jardin des Tuileries, nous observions les oiseaux sur les parterres de fleurs. Un corbeau a attiré mon attention. Peu farouche, il nous regardait en douce, curieux et à l’affut. J’aime particulièrement les corbeaux. Ce sont des oiseaux qui m’attirent beaucoup. Loin de l’image abominable qu’en a donné Jean Paul Rappeneau dans son adaptation du Hussard sur le toit en 95..."
Je ne suis pas inspirée. Le stress prends trop de place aujourd’hui. Ce stress que j’appelle stress obsessionnel, qui me rends visite de temps en temps et que je n’avais pas revu depuis février 2020, il me semble. Stress obsessionnel car il débute par une pensée, une idée, une interrogation stressante, puis se mue en obsession. Une obsession qui tourne dans ma tête et m’interdit tout autre activité que celle de me consacrer entièrement à elle. Une compulsion. Gourmande. Sournoise.
Le stress obsessionnel concerne généralement mon état de santé. Aujourd’hui, il est arrivé peu après le réveil. Et il concerne une éventuelle grossesse indésirée.
...
Hier j’allais bien. Hier tout allait bien. J’avais vu l’orthopédiste. On avait décidé qu’il était temps que je retire mes attelles. Alors, au sortir de son cabinet, je marchais dans la rue gaiement, le sourire aux lèvres. Le soleil timide dans les yeux. J’avalais les 2 kilomètres qui séparent la clinique de chez moi d’un pas genekellyesque. A l’intérieur, je dansais. A l’intérieur, je chantais. Et même pas sous la pluie. Le bonheur.
Le soir venu, j’ai commandé indien pour une soirée cinéma en solo. J’ai choisi le film Call me by your name, de Luca Guadagnino. Il m’a tellement ennuyé, voire agacé (l’arrogance du personnage américain n’y est pas pour rien) et je me sentais tellement fatiguée que j’ai décidé d’aller me coucher. Ou du moins de me mettre au lit avec mon livre du moment; Florida, d’Olivier Bourdeaut, (dont je trouve l’écriture elle aussi arrogante, prétentieuse, dans ce roman là).
Je discutais un bref moment avec Sev. via Instagram. Elle m’a d’ailleurs annoncé être enceinte de son deuxième enfant. J’ai eu du mal à m’en réjouir étant donné l’état de ce triste monde, de cette pauvre planète, ravagée par une démographie avide et dévorante.
(Plus les années passent, plus je me sens décalée de mes amies. On réfléchit différemment. Trop différemment...)
Enfin, je me suis glissée dans les draps. Sereine et confortable. Mon verre d’eau citronnée à portée de main. Mon livre avec moi. Une hésitation : un épisode du podcast Affaires sensibles présenté par Fabrice Drouelle (dont j’adore la voix) ou mon livre ? J’ai opté pour mon livre. Le Olivier Bourdeaut prétentieux donc.
Finalement, j’ai mal dormi; j’avais trop chaud et, derrière la porte de la chambre entrouverte, j’avais la sensation d’une présence, l’illusion d’une silhouette. Merci Stephen King !
Ca, c’était hier. Et ça, c’était une bonne journée.
Aujourd’hui, avec l’arrivée de stress obsessionnel, tout a basculé.
Au réveil, Papillon m’a appelé pour me raconter un peu l’Andalousie, le désert, le canyon, les montagnes et les chevaux. On a parlé de la grossesse de Sev. A ce moment, je ne pensais pas une seconde être enceinte.
C’est entre les céréales et le café que, d’un coup, l’idée est apparue. Je ne sais plus pourquoi. Mon léger retard de règles ? Mes seins gonflés ? Ma grosse fatigue d’hier soir ? Le fait d’avoir eu trop chaud durant la nuit ? L’annonce de la grossesse de mon amie ? La date anniversaire de mon avortement ? Peut-être un peu tout ça à la fois.
Paniquée, j’ai laissé mon café refroidir et j’ai écris à Margot. (Margot qui est enceinte aussi, que j’ai vu dimanche lors d’une ballade parisienne et qui accouche début mai.) Elle m’a suggéré d’aller acheter un test pour me rassurer.
Ce serait un comble de poisse, de malchance, si j’étais enceinte ! J’ai un stérilet bordel ! En qui j’ai une confiance (peut-être trop) absolue… Un comble de malchance car bien sur, si je suis enceinte, c’est d’Alejandro. Je dis à Margot :"Si je suis enceinte de A. ce mec ne m’aura apporté vraiment que des emmerdes!"
Ni habillée, ni lavée, encore en pyjama, j’enfile mon manteau et descends à la pharmacie.
De retour à la maison, je m’efforce d’uriner sur la petite bandelette et pas trop à côté. Puis j’attends, assise sur le trône, drôle de reine de la poisse. Résultat on ne peut plus clair : PAS ENCEINTE. Soulagement. J’entame une danse de la joie dans mon salon. Je remercie le ciel. Poisseuse à ce point, c’était pas possible quand même. Là ce serait du niveau de ma voisine Ivana (dont le résultat du test il y a deux ans n’était pas le même que le mien...)
Ma joie, pourtant, est de courte durée. Stress obsessionnel. Arrivent en pluies acides les termes et maximes "faux négatifs", "hormones de grossesse non encore détectables", "test fiable seulement lors des premières urines du matin", "Enceintes sous stérilets : elles témoignent!", "Le stérilet en cuivre, cette arnaque." et autres "Moi j’ai fais trois test, trois fois négatifs, et pourtant j’étais bien enceinte, ne vous y fiez pas!", "Gardez l’espoir les filles ! Négatif ne veut pas dire que vous n’êtes pas enceinte en fait!"
Et le cauchemar commence. La compulsion commence.
J’ai passé ma journée à lire des statistiques sur les test, sur le stérilet, sur les faux négatifs, sur les règles qui en fait n’en sont pas et peuvent vous laisser penser que vous n’êtes pas enceinte. Alors qu’en fait si!
Raaaaahhhhhhhh!!!! !
J’ai finalement acheté un autre test, de détection précoce, sur lequel je pisserai demain matin au réveil (donc), avant ma première séance de kiné.
J’essaie de garder la tête froide. J’ai un stérilet, mon test était négatif et jusqu’à preuve du contraire, c’est bien mes règles que j’ai eu 6 jours après mon dernier rapport non protégé avec A.
Mais ce retard, ces seins gonflés, ça me ramène trop à il y a quatre ans; cette période affreuse, douloureuse, cette grossesse comme un couperet.
D’une part je ne veux pas revivre un avortement, d’autre part, comment ferais-je pour cacher ça à Papillon ?
Papillon qui joue les beaux hidalgos en Andalousie, ignorant tout des tourments qui m’abîment aujourd’hui.
J’espère avoir de la chance. Et que demain à la même heure, ce stress obsessionnel sera derrière moi. J’espère que ce sont toutes ces grossesses autour de moi qui ont provoqué ça.
La grossesse de Margot par exemple…
Dimanche, toutes les deux, nous nous sommes baladées entre Châtelet et les Tuileries. Le temps était idéal, le soleil de notre côté et Paris magnifique.
Assises sur un banc dans le jardin des Tuileries, nous observions les oiseaux sur les parterres de fleurs. Un corbeau a attiré mon attention. Peu farouche, il nous regardait en douce, curieux et à l’affut. J’aime particulièrement les corbeaux. Se sont des oiseaux qui m’attirent beaucoup. Loin de l’image abominable qu’en a donné Jean Paul Rappeneau dans son adaptation du Hussard sur le toit en 95, (oh mon Dieu, Alejandro n’était même pas né et maintenant il est peut être le père du foetus qui grandit peut-être à l’intérieur de moi!). Bref, je disais, loin de cette image abominable, je trouve les corbeaux extrêmement charismatiques, mystérieux et attendrissants, avec leur croassement rauque et leur lustre bleuté. Ils ont toute ma sympathie.
Et celui-ci était surprenant. Avant lui je n’avais jamais observé de corbeau qui s’approchait si près des humains.
Il se tenait là, derrière je ne sais plus quelle fleur, et nous regardait fixement. "Regarde Margot ! Tu as vu ce corbeau comme il est beau ? Comme il est drôle ?" Sa tête légèrement inclinée sur le côté, taquin, il semblait attendre quelque-chose de nous. J’ai bêtement eu l’idée de lui lancer un morceau du gâteau au chocolat que j’étais en train de manger. Et il a sautillé vivement jusqu’au fameux morceau, sans peur, sans hésitation. Et l’a pris dans son bec. Puis, il s’est éloigné et, de nouveau dans le parterre de fleur, il s’est caché derrière une plante pour le déguster. J’étais abasourdie. Première fois de ma vie que je nourrissais un corbeau. Une surprise. Une joie enfantine qui m’a fait beaucoup rire. Et tout à coup, le doute : le chocolat n’est t-il pas toxique pour les oiseaux ? J’ai soudain eu très peur d’avoir fait du mal au corbeau avec cette idée, stupide, de lui donner du gâteau. Etre responsable de la mort d’un animal m’est insupportable. Marcher sur un escargot me rend malade. Alors un corbeau…
Avec Margot on a vérifié sur internet si le chocolat était toxique pour les oiseaux. Il s’est avéré que oui. J’était atterrée. Je me suis sentie comme je ne sais plus quel couple de personnages dans le livre Les intéressants, de Meg Wolitzer, quand ils tirent accidentellement sur un canard lors d’un simple jeu avec une carabine, et le tue. A l’époque, je m’étais complètement identifié à eux, dévastés par la mort du canard par leur faute. J’aurai ressenti la même chose à leur place. Et ce corbeau et mon idée de lui refiler du chocolat m’a ramené à cet inoubliable passage du canard dans le livre.
Mais finalement, le corbeau s’est envolé. Puis il est revenu avec toute sa bande se disputer un pain au raisin… Avec Margot, on est arrivé à la conclusion que les corbeaux sont des animaux solides et qu’avec tout ce que les gens jettent dans le parc, les oiseaux d’ici doivent être très résistants. Fin de l’histoire, et joli souvenir d’un corbeau pas comme les autres.
J’espère simplement que j’en resterai au stade Le corbeau et le retard, et que je n’irai pas jusqu’à la phase Le retard et l’enfant...
(Ceux qui ont vu le film comprendront.)