Du coton et du café
"...avec un peu d’imagination, j’arriverai peut-être à croire que les troupeaux magnifiques peuplent encore les savanes. Et que leurs sabots grandioses résonnent encore sur Terre durant leurs courses folles."
Je suis née dans les années 80, à une époque où les girafes, les éléphants et les rhinocéros peuplaient encore les plaines d’Afrique. A une époque où ils couraient encore dans les plaines. (Et à une époque où les tigres étaient encore chez eux...)
Selon un très récent recensement, en 30 ans, la population des éléphants a diminué de 86%. Mon cauchemar absolu. Mon cauchemar récurrent de jeune adolescente déjà : voir les espèces animales disparaitre les unes après les autres tandis que l’espèce humaine, inexorablement, continue de se répandre comme une maladie contagieuse, annihilant tout sur son passage.
Mes amies enceintes, mes amies qui veulent être enceinte, mes amies qui ont déjà des enfants; on est nées en même temps, mais on ne pense vraiment pas pareil. Parfois, j’ai envie de leur lancer : "Alors, on s’est mis au défi de repeupler la planète ?"
Samedi, je suis allé voir So. Quand je suis arrivée, alors qu’elle préparait sa petite pour la sieste, elle s’est exclamé :"Mais ! Toi tu as pris des seins ! Et tes hanches ! ? Tu es enceinte!" Heureusement que je ne l’ai pas vu la semaine dernière, durant mon épisode compulsif sur la grossesse. Heureusement que samedi, j’avais mes règles. Dans quelle panique elle m’aurait mise sinon ! (Malgré mes trois test de grossesse négatifs.)
Enfin, je m’égare. Entourée par les grossesses, les p.m.a, les bébés, j’en suis obsédée par l’idée, ça devient suspect...
Enfin, je m’égare.
Ce matin, je me brossais les dents. Je faisais la liste mentale de ce qu’il me fallait racheter. J’ai pensé du coton et du café. Puis j’ai pensé à ça, fondamentalement, au coton et au café. Et au poids de l’Histoire. Le coton et le café, deux produits d’importation. Deux composantes indiscutables de la vie de tous les jours pour des milliards d’êtres humains. Deux produits facilement accessibles aujourd’hui uniquement parce-qu’à une époque, pas si lointaine, (celle où les girafes couraient encore dans les plaines), le sang a coulé dans la honte pour qu’il en soit ainsi. Deux produits de consommation courante qui tirent leur accessibilité de l’esclavage et de la barbarie.
Qui pense à la genèse d’un produit quand il rédige mentalement sa liste de course ? Moi, c’est au supermarché que je suis assaillie par ça, souvent. Que l’horreur m’envahit. Devant cette pléthore de biens, cette profusion de marchandises, j’ai soudain le tournis. Le tournis de l’horreur. D’une part à cause de l’exploitation destructrice de la Terre que cette marchandise, dans toute sa gargantuesque abondance, représente, d’autre part, en imaginant comment et dans quelles conditions les produits ont été élaborés. Le tournis de l’horreur dans un seul supermarché, pas si grand que ça. Alors, face à tous les supermarchés du monde entier réunis, quel tournis m’assaillirait ? Celui de la mort ? Mon coeur qui cesse de battre instantanément devant la monstruosité de la grande distribution.
Je sais que ça rend beaucoup de gens heureux, du moins joyeux, de se rendre au supermarché ou au centre commercial, d’aller faire les courses. Le bonheur satisfaisant de remplir le caddie, au prix le plus bas si possible. Ben oui, tant qu’à faire ! Exigeons toujours plus en payant toujours moins ! C’est la crise ma p’tite dame ! Putain d’envie de vomir.
Face à toutes ces denrées, des gens éprouvent cette joie bizarre; celle du désir qui sait qu’il va être immédiatement comblé. Moi, c’est le contraire. C’est comme si, derrière les rayons et à travers les produits, je voyais tout : la Terre qui saigne, les animaux qui hurlent leur souffrance immense, l’air qui se pollue, l’eau qui se raréfie, les enfants à la peau sombre qui crachent leurs poumons dans un râle sanguinolent… Le supermarché m’angoisse et me désespère.
Et maintenant, en plus, cette conscience du poids des produits. Du poids de l’Histoire dans ce que l’on croit acquis. Je l’avais déjà, bien sur. On parle de moi là… Mais ce matin, c’est une chape de plomb en plus qui est venue s’ajouter à l’édifice de ma conscience déjà bien chargé. C’est peut être le documentaire Arte que j’ai regardé hier matin; le premier épisode d’un triptyque passionnant intitulé Décolonisations. Au début du film, on voit des images d’archives, grésillantes et en noir en blanc. On voit la savane africaine et des girafes. J’en ai ressenti une grande tristesse. La tristesse face à un monde qui a été, qui aurait pu être encore, et qui ne sera plus jamais. Un monde dans lequel des troupeaux d’animaux grandioses couraient dans toutes les plaines et dans toutes les forêts. Un monde dans lequel des mammifères fabuleux nageaient en nombre dans toutes les mers. Ce monde dans lequel, en tirant un peu sur les années, je peux dire que j’ai eu la chance de naître. Un haïku m’est venu face à ces images; spontané, déjà formé, déjà signifiant avant même d’avoir été pensé :
Quand il y avait encore
des girafes
qui couraient dans les plaines
Je ne suis pas une grande consommatrice de coton, en partie grâce au livre d’Erik Orsenna Voyage aux pays du coton. Petit précis de mondialisation.
Je me demande ce qu’aurait pensé Alejandro de cette conversation. De cette illumination matinale sur le coton et le café. Lui, la personnification même de la colonisation. Afro-sino-indigeno péruvien. Rien peut-être. Finalement j’en sais peu sur son niveau de conversation. Ce n’est pas lui qui me manque. C’est ce qu’on avait ensemble. J’ai vu qu’il avait regardé une story à moi sur Facebook. Mais rien qui le rende nostalgique ou qui me rende inoubliable : c’était une story sur mon chat… Est-ce que je suis difficile à oublier pour lui ? Ou même : impossible à oublier ? Si je parle autant de lui, c’est qu’il est la seule excitation récente dans ma vie. La nature détestant le vide, ma case "excitation" n’a que son souvenir pour la combler.
Même So. a été toute émoustillée de mes aventures avec A. Je lui ai conseillé de prendre un amant. Mais avec un bébé, ce n’est pas la même logistique.
Un bébé, pour quoi faire ? Vous avez 4 heures.
C’est une vraie question… Qui mérite qu’on s’y attarde. Surtout aujourd’hui.
Ma case "excitation" devrait pourtant être comblée avec d’autres choses que le souvenir d’A.
Avec mes projets de romans par exemple. J’en ai deux. Qui me travaillent, qui me chatouillent depuis des mois, et sur lesquels il faudrait sérieusement que je planche. Mais voilà; je ne crois pas en moi. Je ne m’en crois pas capable.
Avec un recueil de poésie aussi. Je rêve de publier. Un roman bien sur, mais aussi de la poésie. Mes haïkus avec mes photos. Et d’autres courts poèmes. Qu’est ce qui m’en empêche ?
Avec le projet d’un futur voyage. On s’est dit avec Papillon le Mexique et le Guatemala pour notre prochain voyage. Découvrir avec lui des coins du Mexique que je ne connais pas encore puis passer par le Guatemala que je ne connais pas du tout. Je pourrai partir avant lui, pour profiter un peu de mes amants inachevés. Mais le problème pour ce projet de voyage, c’est l’argent. Enfin, le manque d’argent.
Avec, encore, une nouvelle formation. Mais : ai-je vraiment envie de me lancer dans la naturopathie pour enrichir ma pratique professionnelle ? Je dois encore y réfléchir.
Avec, enfin, ce projet d’acheter une tiny house tous les deux. De préférence des shipping containers qu’on aménagerait sur un terrain arboré. Notre idée de la maison idéale : une tiny house. Comme j’aime à le dire aux curieux, aux adeptes du "mais pourquoooiiiii ?" : moins de place pour nous, plus de place pour les arbres, les fleurs et les oiseaux!
Une tiny house donc, un joli terrain arboré, quelques poules rescapées d’un abattoir pour les oeufs, quelques chèvres et moutons, un petit équidé, un container recyclé en studio de musique pour Papillon, un container transformé en espace de massage et cabinet de naturopathie (donc) pour moi, un potager, la solitude et l’espace, l’absence de klaxons abrutis à 7h00 du matin contre un camion de livraison qui n’y peut rien, l’absence de camion de livraison, l’absence des autres et notre pleine présence à tous les deux. Je travaillerai un peu, j’écrirai beaucoup, toujours proche de la nature, des arbres et des étoiles. Mon idée du bonheur.
A défaut de rétablir un monde dans lequel les girafes courent encore dans les plaines, je voudrais qu’on créé le notre. Dans ce contexte idéal, avec un peu d’imagination, j’arriverai peut-être à croire que les troupeaux magnifiques peuplent encore les savanes. Et que leurs sabots grandioses résonnent encore sur Terre durant leurs courses folles.
Je crois que c’est tout pour aujourd’hui.