Luz y Sombra

Héritage

Je n’ai pas toujours été belle. Enfin : je n’ai pas toujours été belle pour les hommes et les garçons qui m’entouraient. Pour les hommes si, peut-être, pour les garçons non, pas toujours. Les garçons un peu plus âgés que moi ont deviné avant moi que j’allais être belle. C’est comme ça que la beauté est entrée dans ma vie; Elle est entrée par les mots des garçons plus âgés qui voyaient en moi ce que je ne voyais pas encore.

C’est parti de là.
De la discussion avec Papillon, l’une de mes préférées; celle sur les discriminations raciales.
C’est là que Papillon m’a dit qu’il ne me considérait pas comme une Blanche, mais comme une Latina.
J’étais stupéfaite. Absurdement flattée. Joie saugrenue. La fierté ridicule de me sentir différente, minoritaire, étrangère. Dans les yeux de Papillon, personnification du métissage caribéen, ne plus être une Blanche me donnait plus de valeur. Comme si, chargée d’une histoire plus douloureuse et plus intéressante, je prenais consistance. Comme si ma texture s’affermissait dans le moule de la pluriethnicité. Comme si, également, la chape de culpabilité d’être une Blanche, responsable de tout ce qui est brisé en ce monde, s’envolait, me libérait. Comme si j’étais : absoute. Comme s’il m’avait : purifié.

En fait, non, c’est parti de plus loin que ça. La mort de ma mère peut-être, et la recherche généalogique qui s’en est suivie, très vite avortée, faute de sources.

Plus récemment encore, mon travail sur les ancêtres cet automne. En me tirant les cartes, j’ai été confronté à des questionnements remuants.

Depuis longtemps, en fait, depuis le Flamenco entré dans ma vie. Et depuis l’Algérie, où je n’ai jamais mis les pieds. Et surtout, depuis le Maroc, où je brûle de les poser, mes pieds.
Ma cousine m’a dit : c’est toujours sur la branche du père qu’on tente de grimper, au plus haut des ramifications généalogiques. Car : on porte son nom. La mère nous porte, littéralement, pendant des mois. Nous met au monde. Nous allaite, mais : le nom est plus fort. Le nom est plus fort.

Depuis longtemps, ce besoin d’en savoir plus. Savoir d’où je viens. Savoir qui je suis. Et cette discussion récente avec Papillon : Je ne t’ai jamais considéré comme une Blanche.

Alors, depuis peu, quelque-chose se construit. Se met en place. Quelque-chose est en train de surgir subtilement de mes brumes. "Y que al menos tu recuerdo ponga luz sobre mi bruma." ("Et qu’au moins ton souvenir éclaire mes brumes de sa lumière.")

Et ce matin, mue par une inspiration soudaine, j’ai écris tout ça. En tapant du pouce sur mon portable, assise au bord du lit :

« Je n’ai pas toujours été belle. Enfin : je n’ai pas toujours été belle pour les hommes et les garçons qui m’entouraient. Pour les hommes si, peut-être, pour les garçons non, pas toujours.
Les garçons un peu plus âgés que moi ont deviné avant moi que j’allais être belle. C’est comme ça que la beauté est entrée dans ma vie;
Elle est entrée par les mots des garçons plus âgés qui voyaient en moi ce que je ne voyais pas encore.

J’étais une enfant brouillon. Des cheveux bruns très épais, bouclés. Des sourcils indisciplinés qui se rejoignaient, presque, au dessus de mon nez. Des yeux marrons , yeux de cochon, avec des cils long et fins.
Une petite bouche en cœur, impossible à fermer car : des dents trop présentes, trop écartées, trop dévorantes. Des dents de lapin.
Entre cochon et lapin, je n’avais pas ces cheveux lisses, châtains ou blonds, que les autres semblaient attendre pour dire qu’une fille était belle. Je n’entrais pas dans la catégorie claire et définie du royaume des Blancs. Je le sais aujourd’hui.
Et pourtant j’étais blanche, mais : une blanche brouillon, une blanche brouillée, une petite espagnole, une fille de pied noir.

Ma mère, aussi loin que je sache, vient du terroir français. Ma mère est une blanche. Mais ses cheveux : tellement noirs, tellement épais, tellement drus. Des cheveux non crépus qui poussaient à l’afro. Elle n’a jamais pu les avoir longs. Volumineux oui, longs jamais. Ses cheveux de Méditerranée. Son corps de Méditerranée. Son visage parfait, sa beauté saisissante et brune.

Mon père : ses cheveux noirs frisés dans les rues de Fez, à jouer aux billes avec les autres enfants , les petits arabes, contre les petits juifs, contre les petits espagnols, contre les petits français. Déjà dans l’enfance : l’appartenance et l’opposition. Mais c’est du jeu, encore.
Mon père, ses cheveux noirs frisés, petit français mais pas depuis longtemps : une génération seulement. Avant, ça aurait été un petit espagnol, un petit andalou pour être plus précise. Et avant ça quoi ? Un petit maure ? un petit juif ? On se sait rien de ce sang là, juste qu’il coule dans nos veines. Le reste, c’est l’ignorance. Voulue ou non.
Ses cheveux noirs frisés et ses yeux olives, lui qui les aime tant, les olives. Lui qui a gardé ça de la Méditerranée. L’a ramené avec lui comme un héritage précieux mais : silencieux. Un héritage qu’on ne dit pas. Ce n’est pas un héritage muet, c’est un héritage tu. Les olives, le cumin, les piments, l’harissa. Tout ça dans les yeux de mon père. »

Quand j’ai relu les deux dernières phrases de mon texte, j’ai pleuré. Tout ça dans les yeux de mon père.

Je pense; écriture se soi. Je pense roman. Autofiction. Quelque-chose se met en place. Qui prend forme et consistance. Comme moi.
Je n’aurai personne à qui transmettre ça. Je n’aurai pas d’enfants. J’arrête la filiation. Pas par manque d’amour envers mon héritage. Mais parce-que je refuse d’imposer un monde à l’agonie qui n’a plus rien à offrir, à des enfants qui n’ont rien demandé. Je refuse d’imposer cette souffrance là. C’est déjà suffisamment lourd à porter pour moi toute seule. Je ne veux pas multiplier cette souffrance.