Matin pressé
Nous aurions pu nous dire au revoir vraiment. Et je ne serai plus là comme une enfant à attendre l’occasion de dire au revoir à maman.
Je pars travailler dans une heure. Je ne suis pas habillée. Je n’ai pas bu mon thé. Je ne me remets pas de mon rhume post-mistral. Je sens ma sphère ORL (bien qu’il ne s’agisse pas d’une sphère mais plutôt d’une sorte de tuyau) complètement engorgée. Je me mouche tout le temps. J’ai des quintes de toux alors que je n’ai jamais été allergique de ma vie. J’ai sans cesse l’impression d’avoir une mycose vaginale. J’ai du mal à être vegan depuis que je vis ici… Je ne fais plus de sport et je sens mon corps se relâcher. Ça me dégoûte. Je suis pauvre. Précaire. Ma vie sociale et culturelle me manque : les expo, les théâtres, les ciné… Je réalise que je ne prends pas le temps de lire alors que c’est ce que j’aime le plus au monde.
Aujourd’hui j’aimerai ça : rester chez moi, boire du thé, lire et écrire. Je n’ai même pas répondu au dernier e-mail de Louise Browaeys concernant ma deuxième version du dernier texte de l’atelier d’écriture. J’ai loupé la visio. Bref. Je me laisse aller. Ça ne va pas du tout.
Ce soir finalement, je rentrerai chez moi après le travail, je n’irai pas chez Ismael. J’ai trop de temps seule à rattraper. Trop de poèmes à lire pour le revue. Les derniers d’ailleurs, je suis très en retard. Dimanche avec Célia on se fait une réunion en visio pour parler de la sélection… J’appréhende d’envoyer les e-mails de refus...
J’arrive à la fin de mon livre en cours : le tome 2 de la saga des Cazalet d’Elizabeth Jane Howard : À rude épreuve Je l’ai commencé en février (...) mais entre temps j’ai dévoré le dernier Stephen King...
Je me régale avec cette saga des Cazalet. Ce tome 2 me touche particulièrement, il résonne très fort. En effet, Hugh et sa fille Poly se retrouvent confrontés au cancer de Sybil (respectivement l’épouse et la mère). Et dans ce drame qu’ils vivent avec beaucoup de pudeur, de non-dits, de discrétion secrète et d’émotion contenue, je revis le cancer de ma mère. Je nous revoie, mon père et moi, dans cette même position d’angoisse terrible et de légèreté forcée. Mon père savait que ma mère allait mourir. On ne me disait rien. Pour me protéger. Ma mère savait/sentait certainement qu’elle allait mourir, mais faisait semblant du contraire. Pour nous protéger. Il y avait entre nous tous ce flottement, cette quasi-certitude tue, reléguée au fond des pensées les plus sombres. On ne parlait pas de la mort. Elle n’existait pas. Tabou ultime. Fatalité la plus irrémédiable. Et pourtant, tous, nous savions qu’elle se tenait à la lisière de nos esprits. À la porte de notre maison. Et tout comme dans le livre, comme cela est si justement évoqué dans le dialogue entre la préceptrice Miss Milliment et la jeune Poly qui souffre l’agonie muette de sa mère, je me demande si le fait de nommer la mort, de reconnaitre son imminence, n’aurait pas changé beaucoup de choses à l’époque. Je crois, et cela me fait très mal de l’écrire, mais je crois qu’il aurait mieux valu reconnaitre la mort et demander à ma mère comment elle se sentait, ce qu’elle souhaitait. Nous aurions pu nous dire au revoir vraiment. Et je ne serai plus là comme une enfant à attendre l’occasion de dire au revoir à maman.
(Si finalement j’ai des enfants et que je meurs trop tôt, comment j’y survivrai ?)