Luz y Sombra

Les 4 tigres

En sortant : un majestueux cerisier en fleurs. Touffu et cotonneux comme un nuage rose. Une barbe à papa. Une bienveillance enfantine dans laquelle j’aurai voulu m’enfoncer. Pour ressortir, peut-être, de l’autre côté, dans un monde merveilleux. Un monde qui aurait été bien géré, respecté, aimé. Un monde sans hommes très probablement. Une opportunité. Une nouvelle chance pour l’Humanité. Un autre côté du miroir qui serait le contraire du monde dévasté qu’il reflète.

On mène une vie de retraités en fin de compte. On ne travaille pas. On ne sort pas boire des coups et danser un peu. On ne fait pas de rencontres excitantes. Rien.
Enfin, je parle de moi. Je mène une vie de retraitée; je ne peux pas travailler. Mais moi, quand je ne travaille pas, je ne gagne pas d’argent. Zéro. Nada. Avril est un mois sans achats. Sans, presque, de sorties. Sans rencontres. Rien. Sans argent on ne peut rien.
Avec Papillon, est on est précaires. Tous nos amis, ou presque, sont propriétaires, partent tout le temps en week-end ou en vacances dans quelque résidence secondaire. Pas nous. Nous, c’est à dire moi, masseuse et facialiste à mon compte et lui musicien, on n’a pas d’argent. Ou si peu. Nous, on est locataires dans un HLM du 93. Nous, on n’a pas papa et maman pour nous aider. Mais, nous : on a fait des choix différents. Tout plutôt qu’une vie d’asservissement à des entreprises qu’on déteste. Je les voix, mes amies; aucune passion dans ce "qu’elles font", rien de poétique, rien d’artistique. Des bull-shit jobs, pour la plupart. Sauf Fany, qui est instit', passionnée par ce qu’elle fait, et qui s’éclate. Mais bien sur, elle non plus n’est pas propriétaire...
Et sauf Lou, qui vit selon ses principes. Qui vit sa liberté. Qui enseigne le français au Costa Rica. Comme je l’envie parfois!
Alors, même sans argent, je ne me plains pas. Car pour rien au monde je ne retournerai en entreprise. Plutôt me prostituer. Déjà que, dans le fait d’être prestataire free-lance pour une entreprise, il y a des choses qui me gênent… J’appréhende ma reprise d’ailleurs. Qui aura lieu le 3 mai si tout va bien. La différence de rythme avec maintenant va être drastique. Douloureuse.
Ceci étant dit.

Avant hier, avec Fany, on est allé se promener au Jardin des Plantes. Il faisait un temps magnifique. Au soleil, presque chaud. Ces temps où l’on n’arrête pas d’enlever et de remettre son blouson, au gré des courants d’air et du va-et-vient des nuages.
Nous nous sommes assises sur un banc, face aux parterres de fleurs et aux cerisiers. Derrière nous, la chênaie et la frênaie. La fraîcheur des arbres. Nous avions avec nous une petite bouteille de grenache et une autre de chardonnay. Fany avait pensé aux gobelets. Moi, à rien. Fany a beaucoup parlé. Je l’ai beaucoup écouté. Ca ne me gêne pas. Plus je vieillis, moins je parle. Parce-que tout ce qu’il y a dans ma tête me fait peur. Il n’y a rien de joyeux. Il n’y pas de confiance. Et il y a peu d’espoir.
Dans ma tête; le dérèglement climatique, la crise démographique, les espèces qui disparaissent, l’élevage industrielle, les gens qui s’en foutent, les humains qui se multiplient comme des parasites, la télé-réalité et toutes ces choses absurdes qui plaisent aux masses décérébrées. Dans ma tête aussi; la certitude scientifique qu’en 2064, soit dans 43 ans, l’Amazonie sera pour ainsi dire une savane qui émettra du gaz à effet de serre. Presque toute vie en aura disparue. Lieu de mort et de désolation. Alors dans ma tête la question : qui a envie de mettre des enfants au monde face à une horreur pareille. Dans ma tête, encore; les chasseurs, les violeurs d’enfants, les violeurs tout court, l’impérialisme, la suprématie patriarcale qui régit tout, les extrémismes religieux qui font peur, les guerres absurdes qui menacent tandis que les ressources s’amenuisent. Dans ma tête, toujours; les débats stériles qui polluent l’espace politique, l’espace publique, ce temps perdu à passer à côté de l’essentiel.
Alors, écouter les autres. Ces autres intelligents. Ces rares personnes que j’ai la chance d’appeler amis. Les écouter, moi ça me repose la tête. Même si, finalement, ils n’ont conscience que du quart de la lucidité terrassante que j’ai dans la tête, toujours. Et c’est suffisant. Sinon, très certainement, je n’aurai pas d’amis.
Nous sommes restées plus de 3h00 sur ce banc. A boire et discuter. Puis, les gardiens du parc ont utilisé leurs affreux et stridents sifflets pour faire sortir les visiteurs. En sortant : un majestueux cerisier en fleurs. Touffu et cotonneux comme un nuage rose. Une barbe à papa. Une bienveillance enfantine dans laquelle j’aurai voulu m’enfoncer. Pour ressortir, peut-être, de l’autre côté, dans un monde merveilleux. Un monde qui aurait été bien géré, respecté, aimé. Un monde sans hommes très probablement. Une opportunité. Une nouvelle chance pour l’Humanité. Un autre côté du miroir qui serait le contraire du monde dévasté qu’il reflète. Un monde, derrière les fleurs de ce cerisier, dans lequel les girafes courraient encore dans les plaines. Un monde dans lequel l’Amazonie, luxuriante, ne serait pas menacée de devenir une savane dans 43 ans.
43 ans. J’aurais 77 ans.
Mon portable était éteint. Je n’ai pas pu prendre en photo ce superbe cerisier. Ce cerisier de conte de fée. Je me demande si je ne vais pas ressortir mon appareil photo reflex. Celui que j’utilise en voyage. Ce ne sont pas les voyages qui m’étouffent en ce moment… Le plaisir de faire de la photo me manque : le viseur optique, le nez qui se fronce tandis qu’un oeil se ferme, les réglages, le "clac" de l’obturateur...
La dernière fois que j’ai utilisé cet appareil, je crois que c’était durant le périple Vietnam- Cambodge-Laos qu’on s’est offert avec Papillon entre décembre 2018 et janvier 2019. Le Vietnam, évidement.
Le dernier grand voyage que j’ai fais. L’Asie du Sud Est. Là où les tigres sont chez eux.

En parlant de tigres, aujourd’hui, j’ai fais un don pour une cause qui me tient à coeur. Le Train Tigers Rescue; depuis 10 ans (depuis leur naissance en fait) 4 tigres sont enfermés dans un wagon de 20 mètres carrés en Argentine, abandonnés là par un circassien et soumis aux aléas de la météo sans pouvoir se protéger. Rien. Un agriculteur local les nourris une fois par semaine. Rien d’autre. Une vie de calvaire. Un cauchemar. Trois associations se sont unies pour les sauver, les sortir de cet enfer et leur offrir une vie digne dans un sanctuaire en Afrique du Sud. Elles ont besoin de 100 000 euros. J’en ai donné 15. C’est peu. J’aimerai pouvoir faire plus. J’espère que beaucoup de gens vont se mobiliser et que ces tigres vont être sauvés. Cette histoire m’a beaucoup touché. M’a pronfondément ému. Les animaux ont toujours été mon inspiration et mon cheval de bataille. Je le vois dans mes haïkus d’ailleurs. C’est drôle; ils évoquent presque tous des animaux.
Je vais suivre cette histoire de près. En espérant que cela va vite se régler.

Sinon.

Papillon est parti enregistrer en Normandie avec son groupe. Leur nouveau titre a bien démarré. J’ai appelé papa, il avait l’air d’aller bien. Ma rééducation se passe pas mal malgré un claquage à gauche la semaine dernière et une fragilité certaine de mes poignets. Ce week-end, je repars dans le Perche avec ma soeur. On va encore visiter des maisons pour elle. Je suis en pleine lecture d’un très beau livre de Duong Thu Huong, Au zenith, qui me ramène au Vietnam. Dans la sensorialité du Vietnam.
Bien sur, je raconterai mon voyage ici. Ce sera un bonheur de l’écrire. De : le raconter.
Car je manque d’inspiration. Depuis Alejandro, qui me dégoûte maintenant, peu de choses m’inspirent. Ecrire est plus laborieux.
C’est tout, je crois, pour aujourd’hui.