Luz y Sombra

Le dinosaure

Je suis pleine de tristesse aujourd’hui. Le soleil n’y fait rien. Au contraire; il accroit ma peine, il la met en lumière. Tout est terne au soleil de midi. Terne et cru à la fois. La poussière vole dans les rayons blancs, multitude d’insectes étouffante. Multitude aux relents bibliques. Les taches sur les meubles sont poisseuses; thé, café, sucre, restes de nourriture. L’évier n’est que calcaire et mes cheveux sont gris. Tout est terne avant 17h30. Et puis.
Et puis après, tout resplendit. Dans la lumière dorée, la poussière disparait, les taches s’évanouissent, l’évier brille de nouveau et mes cheveux aussi. Seule ma peine reste intacte; terne et crue. Ma peine crasseuse, à peine dissimulée.
Papillon s’énerve. Il ne comprends pas que je sois triste comme ça. Il se sent impuissant. Ca rejailli sur lui, cette tristesse du rejet que je dois lui cacher. Impérativement lui taire. Il s’énerve et moi je ne dis rien. Je hurle dans ma tête une lamentation, tout en ne disant rien.
(Parce-que; dire à mon mec "Je me suis faite larguer" c’est quand même ubuesque.)

Je n’ai pas envie de parler de A. Tout me ramène à A. Tout me ramène à lui. Alejandro, qui ne sait pas qu’il sait voler.
Je pense au film El lado oscuro del corazon (Le côté obscur du coeur) de l’Argentin Eliseo Subiela. Cette citation qui m’avait tant marqué, et tant interrogé :
"...en esto soy irreductible, no les permito, bajo ningún pretexto, que no sepan volar. Si no saben volar, pierden el tiempo conmigo.”
("...en ça je suis inébranlable, je ne leur permet pas, sous aucun prétexte, qu’elles ne sachent pas voler. Si elles ne savent pas voler, elles perdent leur temps avec moi.")
Cette phrase m’avait interrogé à l’époque, et profondément angoissé. Je parle d’une époque relativement lointaine. Cette époque, 2007, où je vivais au Mexique et où je me sentais tétanisée par l’aura de mon amant d’alors, Carlos, profondément poète, intelligent et politisé. (J’avais 21 ans, il en avait 20.) Elle m’avait interrogé car je m’étais demandé si je savais voler moi aussi, au sens où l’entendait le héros du film en parlant de ses amantes. Et elle m’avait angoissé car j’imaginais que Carlos me rangeait bien évidement dans la catégorie des filles qui ne savaient pas voler.
Cette question est restée. "Est ce que je suis une fille qui sait voler ?" Et même si aujourd’hui, je crois avoir ma réponse (et je connais celle de Carlos), elle me hante encore parfois. Et l’angoisse me prends de ne pas avoir d’ailes.

Mais bref. Alejandro. La grande énigme. Après avoir écrit sur le film argentin, après avoir évoqué mon souvenir mexicain, je ne suis plus si sure, finalement, qu’Alejandro sache voler. Mais bien sur, la peine et la déception me font me dire qu’il sait.

Je crois que je vais, dans une tentative stérile et pitoyable de le faire réagir, publier en story sur Instagram la citation du film. "Si no saben volar, pierden el tiempo conmigo."

Et alors me vient cet extrait du poème de Mario Benedetti, également tiré du film ( je le traduis directement là) :
Tactique et Stratégie

"ma tactique est
de m’arrêter dans ton souvenir
je ne sais comment et je ne sais
sous quel prétexte
mais de rester en toi"

Mario Benedetti

C’est surement ce poème que je vais publier sur Insta finalement. Dans une tentative stérile et pitoyable de le faire revenir. Il a 20 ans, l’âge de Carlos à l’époque. Et il ne possède pas le quart de la grâce, de la finesse et de la profonde intelligence de ce dernier. Et si il a des ailes, elles ne mesurent pas le quart de la taille des ailes fabuleuses avec lesquelles Carlos m’a fait voler il y a bientôt 14 ans. Et pourtant, je suis dans cet état d’abattement.

C’est curieux l’écriture, où ça nous emmène, quand la seule chose que je voulais partager ce soir, c’est la micro nouvelle du Guatémaltèque Augusto Monterroso, Le dinosaure. C’est une des nouvelles les plus courtes au monde, elle comprend moins de 10 mots.
Le dinosaure

Quand il se réveilla, le dinosaure était encore là.

Je suis épatée. Je suis folle de cette petite nouvelle. Incroyable par sa présence et sa force.