Luz y Sombra

L'Amante (troisième et dernière partie)

Qu’est ce que la déconstruction ? C’est l’acte de déconstruire tout ou une partie de ce sur quoi on a bâti notre identité, notre personnalité, notre idée de nous même. C’est démonter, pièce par pièce, le personnage que l’on a créé afin de révéler, à soi et au monde, l’être que l’on est vraiment; libéré de la prison qu’on a érigé autour de soi, à grands renforts de convictions, de fausses croyances et d’injonctions en tout genre. C’est s’affranchir de "la cage mentale" (Expression de Wendy Delorme dans Insurrections ! En territoire sexuel, que je n’ai pas lu mais dont j’ai appris la référence dans l’excellent Eloge poétique du lubrifiant, de Lou Sarabadzic) qui nous contenait jusqu’alors.

Alors, le 16 janvier dernier, quand Alejandro entre en moi dans cette chambre d’hôtel aux rideaux tirés, je commence ma déconstruction.

16/01/21
Sur le lit. Sur lequel on n’a même pas mis les draps. Des baisers. Des caresses. Déconcertées et fébriles à la fois. Sa bouche dans mon décolleté. Je ne sais plus si c’est moi ou si c’est lui qui retire mon pull noir.
Sa peau. Sa maladresse à retirer mon soutien-gorge. C’est moi qui m’en charge. Tendresse extrême. Sa manière enfantine de prendre mon sein dans sa bouche, en me fixant des yeux. Ses yeux qui m’interrogent. Qui cherchent l’approbation.
On se retrouve allongé, l’un en face de l’autre, à se regarder sans réaliser que ce n’est pas un rêve. Moi nue, lui encore dans son jean. Ouvert sur son sexe incroyablement doux. "Je ne porte jamais de boxer." il me dit. Un Indien dans la ville. Lui, sa grâce, sa voix fragile au timbre mâtiné de nuances andines dans ses chanson d’amour tragiques.
Il m’annonce, avec ce qui m’apparaît de la témérité, qu’il n’a pas d’expérience, mais qu’il ne veut pas le montrer car les femmes, selon lui, n’aiment pas ça.
Alors que moi, je tremble face à lui. Je tremble d’anxiété, d’hébétude, de désir. Je tremble d’une ivresse craintive que je ne pensais plus connaître. Je tremble sur sa jeunesse, absurde; il a à peine 20 ans j’en ai 34 passés. Je rêvais de l’Amant, du Mekong, du soleil. De l’amour l’après-midi dans une garçonnière de Saïgon. Je rêvais de l’Amant et finalement l’amant c’est moi. (Regardez le, il a 20 ans à peine. Regardez moi, j’ai presque 35 ans. Que je vous dise encore...) Le soleil à travers les persiennes, les cris du quartier de Cholon, le matelas fin et les murs bleus, tout ça se répand dans ma tête tandis que ses doigts glissent en moi. Et je deviens rivière. Moi qui me connaissais ruisseau timide, moi qui me pensais petit cours d’eau poli. Lui, il me rend rivière. Le plaisir est instantané. Immédiat, fluide et évident. Je ne me suis pas trompé. Un avantage que me confère la trentaine je crois.
"Pourquoi moi ?" il me demande. "Porque yo ?" Il ne comprends pas. Pourquoi une femme aussi belle que moi, en couple depuis des années, veut d’un novice pareil. Il ne se trouve pas beau. Il se trouve trop gros. Mais moi, je suis incapable de lui répondre, submergée par l’émotion. Je ne peux pas, à cet instant là, lui dire pourquoi lui. J’ai le souffle coupé. Je ne m’attendais pas à être saisie avec cette violence là par un sentiment aussi fort. Auquel je suis incapable, encore aujourd’hui un mois plus tard, de donner un nom.
Comme il voit que je suis muette, que me yeux essaient de lui transmettre la puissance de mon désir sans qu’aucun mot ne sorte, il me rassure. Me prends dans ses bras. M’apaise. Comme si c’était moi l’enfant. Comme si c’était moi qui avait tout à apprendre.
"Et pourquoi moi ?" je l’interroge à mon tour. Je veux connaître aussi ce qui l’a poussé dans mes bras.
"Comment je pourrais ne pas le vouloir ? " voilà sa réponse. "Tu es magnifique" il ajoute, tandis qu’empalée sur sexe, je lui demande ce qu’il aime. "De toi, j’aime tout, tout ce que tu fais, tout ce que tu me fais."

Ce que je retiendrai, ce que je raconterai par la suite à une amie de confiance, la seule qui peut entendre ce que je vis avec A., c’est "Comment je pourrai ne pas le vouloir ?" Ca m’a pris à la gorge, comme un lasso oblige une bête sauvage à s’incliner face contre terre. Une des plus belles choses, des plus honnêtes et spontanées, qu’on m’ait dit depuis longtemps dans le domaine du désir. Ca m’a serré le coeur, ses yeux noirs et transparents plongés dans les miens tandis que cette réponse sortait de lui. Pure, intacte, non encore souillée par la réflexion, la séduction, l’enjolivement. Avec cette simple phrase, il m’a eu toute entière. Et je sais que, quand son nom aura disparu et son visage aussi, je me rappellerai de cette phrase, de cet après-midi dans une chambre d’hôtel de Pigale. Et lui, est-ce qu’il s’en souviendra ? Quand mon nom se sera effacé et aussi mon visage ?

"Il y a une règle, je lui dis, ne pas tomber amoureux."
"Ne t’inquiète pas." C’est sa réponse.
"Tu es d’accord pour être mon amant ? Pour être mon secret ?"
"J’adorerai ça."

On fait l’amour, dans la découverte du corps de l’autre. Jamais je n’ai vécu une première fois avec quelqu’un qui soit aussi évidente.
Evidemment, quand ça commence à devenir vraiment bon, on frappe à la porte. Il faut libérer la chambre. On se détache, à regret. C’est presque douloureux de ne plus être reliée à son corps.
On se rhabille. On se précipite. Masques, bonnets, gants, écharpes, secret à porter, nouveau et délicieux.
Il fait encore jour quand on sort dans la neige, chargés de la joie enfantine de ce qui nous lie désormais. Pour lui je ne sais pas trop. Pour moi une énergie nouvelle, des perspectives d’extase clandestines. Et aussi; le risque de douleurs qu’il me faudra cacher.
On marche jusqu’à Pigalle. Il me raccompagne jusqu’à mon métro. Ses yeux qui sourient quand on se dit au revoir, quand on se marre sur l’âge de mes neveux, tous les deux plus vieux que lui.
Je rentre à la maison. Je glisse dans la neige et ça me fait rire. Je me sens belle. Un léger suçon sur le sein. Je trouverai une excuse si jamais ça se voit.

J’ai besoin de toi mais je ne te connais pas encore.

Le soir même, on parle sur Instagram. Il m’envoie une chanson qu’il vient d’écrire. Ca parle de l’amour et du manque qu’un homme a pour une femme sans jamais l’avoir rencontré. Comme si elle appartenait à une vie passée.

Papillon vient se coucher. On éteint la lumière. Il me prends dans ses bras. Il prends dans ses bras ce corps qui quelques heures avant était étreint par un autre homme.