L'Amante (deuxième partie)
16/01/21 (suite)
La chambre est froide. Les rideaux tirés. Une neutralité dont Edward Hopper se serait emparé. C’est plutôt une suite; une salle à manger/salon/cuisine avec un petit canapé rouge et, séparée par une verrière, une chambre que j’ose à peine regarder. Un lit que je n’ose pas voir et qui me rappelle pourquoi je suis là, pourquoi je l’ai emmené lui, dans ce temple des amours anonymes.
On enlève : bonnets, masques, gants, manteaux, chaussures et écharpes. C’est tout pour l’instant.
Je propose un thé. Il y a une machine à thé. On s’assoit à la petite table. Je sais bien que c’est étrange. Ca pourrait ne pas l’être, ça aurait pu ne pas l’être. Mais l’incertitude et la retenue, acquises durant mes 34 années de vie, jettent un voile sur cet après-midi. Sur cet instant.
Il me parle de ses études au Pérou. (C’est de là qu’il vient.) De la fac de cinéma, qu’il a vite arrêté. Et de ce qui l’a conduit ici, en France. A Paris. Et pendant tout le temps qu’il me parle, je tremble. Je tremble ses yeux noirs, ses cheveux longs attachés sans soin, ses sourcils ombrageux, la douceur un peu rêche de sa voix, son accent décomplexé. Je tremble alors que je me l’étais interdit. Je tremble comme je n’ai plus tremblé depuis bientôt 7 ans. (Depuis Papillon.)
Il faut bien que le thé se termine. Il faut bien que l’heure avance.
Je propose d’écouter de la musique. On se pose timidement sur le petit canapé rouge. Je ne sais pas quoi écouter. D’un seul coup je n’ai plus confiance en mes goûts, en ce qui me fait vibrer. En même temps que mes moyens, je perds ma légitimité. Un truc facile, un truc qui plaît; Happiness is a butterfly, de Lana del Rey.
Je suggère ensuite Jeff Buckley, parce-que je trouve que lui, il a une voix similaire à la sienne quand il chante; un timbre fragile et cristallin, Halleluiah. Il ferme les yeux. Je sais qu’il a mal à la mâchoire car on lui a retiré ses dents de sagesse de droite il y a peu. J’ai envie de le caresser, de toucher délicatement sa joue. Je n’ose rien. Une adolescente, une vierge. A son tour il me fait écouter de la musique qu’il aime bien. Une chanson d’amour, l’histoire d’un homme qui s’interroge sur la possibilité d’avoir déjà désespérément besoin d’une femme qu’il ne connait pas encore. J’ai déjà besoin de toi mais je ne te connais pas encore. Et pendant qu’il me traduit ça, il me fixe intensément. Je ne sais plus quoi comprendre. J’ai du néant dans le ventre. Cette chanson me touche aussi car elle rejoint ce que j’ai écrit cet automne, une idée pour mon roman; aimer quelqu’un qui nous manque mais qu’on a oublié, qui appartenait peut être à une autre vie. Il comprends. On s’accorde. Silence.
Je propose de lui appliquer du baume du tigre sur sa joue douloureuse. Une manière de briser le rempart de la distance physique. Le toucher, enfin.
Doucement, j’applique l’onguent froid et odorant ramené d’Asie du Sud-Est. Ses yeux se ferment encore. Peu à peu, mon massage se transforme en caresse, ma caresse en tendresse. Je m’exprime. Mes mots ne le peuvent pas, ni mon corps. Seule ma main y arrive. Tant qu’elle est sur sa joue. Tant qu’il ferme les yeux. Et ma main s’enhardit, ose ses cheveux. Ses cheveux derrière son oreille. Incroyablement soyeux. Aussi soyeux que leur brillance le promettait. Quand j’ai terminé, je reste troublée et désoeuvrée.
Salvateur, il s’étend alors sur le canapé, et m’invite à m’allonger contre lui pour un câlin. "Viens faire un câlin.", il me dit très doucement. Je m’étends à mon tour, sur lui, sur son corps. Et on se caresse lentement, avec timidité, avec respect. Mon visage dans son cou, je pivote la tête. Cette fois, ce sont mes lèvres qui effleurent sa peau. L’ovale de son visage, son menton, sa joue et ses lèvres à lui. Sa bouche, enfin. Sa bouche qui rejoint la mienne. Son haleine chaude,terriblement attirante. Sa langue comme une récompense.
Ca y’est, cette étape là, je l’ai franchie.
On s’embrasse comme dans un rêve. On s’arrête. On se dévisage. Je suis surprise et hébétée. Je ne m’attendais pas à cette assurance chez lui. Son visage est impassible, ses yeux ne disent rien, me cachent tout. "Qu’est ce que tu veux faire ?" il me demande en français. Incapable de répondre, tant je suis sidérée. Alors sans me quitter des yeux, il me prends dans ses bras et me porte jusqu’au lit, comme si je ne pesais rien. Ce lit que je n’osais pas regarder. Mes jambes autour de ses hanches.
Et la déconstruction commence.
La déconstruction du mythe de moi. La déconstruction de qui je pensais être.